Aislin commençait à avoir le tournis. En sortant de la chambre, elle avait tenté de reconnaître l'itinéraire qu'elle avait emprunté avec Hellen : en vain. Elle s'était sûrement trompée plusieurs fois de couloirs, de portes, mais avait tout de même réussi à gagner le rez-de-chaussée. Alors qu'elle désespérait et que le froid répercuté par les murs traversait sa chemise et le tee-shirt qu'elle avait passé en-dessous, des voix d'élèves s'étaient enfin faites entendre. L'adolescente s'était dirigée tant bien que mal grâce à ce son et avait fini à la bibliothèque du manoir. D'allure plutôt austère – mais ça semblait être une habitude ici -, avec ses murs de pierres et ses tableaux de paysages délavés, une étrange chaleur habitait les lieux, malgré le silence qu'une bibliothécaire s'acharnait à faire respecter. Cela venait peut-être des rideaux et tapis bordeaux, de la teinte dorée du bois des étagères hébergeant les centaines de livres et les secrets de la demeure cachés entre leurs pages, de la cheminée où brûlait un grand feu, en tout cas Aislin se sentait bien. Elle réagit soudain qu'ils étaient en semaine et qu'elle avait peut-être cours en ce moment. Elle s'approcha de la secrétaire à l'allure peu sympathique et chuchota, lorsque cette dernière consentit enfin à lever les yeux de derrière son gigantesque bureau :
"Bonjour, je m'appelle Aislin Féileacaín. Je suis une nouvelle élève, et je voudrais savoir si vous pouviez m'indiquer un endroit où je pourrais connaître ma classe et mon emploi du temps.
- Je peux te les donner si tu veux, j'ai le registre de tous les élèves. Tu as reçu la lettre de l'école te signifiant que tu pouvais y étudier ?
- Oui, répondit l'adolescente qui mourrait d'envie de répondre qu'elle n'aurait pas survoler la moitié du globe si elle n'en était pas sûre.
- Nom et niveau scolaire ?
- Aislin Féileacaín, cinquième année ; je devrais être en cours à cette heure-ci...
- Ne t'inquiète pas, à cause de la mort du garçon hier, la matinée de cours a été annulée.
- Je l'avais oubliée !"
La petite femme en tailleur la regarda, choquée qu'elle ait pu oublié un meurtre. Aislin n'en avait d'ailleurs pas parler avec Hellen et Anjy...
"Tu avais aussi oublié de te lever, remarqua sèchement la bibliothécaire, si tu avais effectivement eu cours ; ils commencent à huit heures, ici.
- Pardon, je n'avais pas de réveil."
La secrétaire lui adressa un dernier regard mauvais et lui donna une feuille imprimée avec tout ce qu'il lui fallait. Elle se retourna et, réalisant qu'elle avait plusieurs heures à tuer et renonçant d'avance à retrouver sa chambre ou un autre lieu fréquenté, décida de rester là. Elle plongea dans les allées de la bibliothèque et en ressortit bientôt avec un livre qu'elle connaissait par cœur mais qu'elle appréciait toujours : « Carrie », de Stephen King. L'imagination l'art d'écrire et l'unvivers sombre de l'écrivain américain l'avait passionnés depuis son plus jeune âge. Mais quand elle se dirigea vers les canapés près de l'entrée, l'exclusion qu'elle ressentait en permanence dans ses écoles de Melbourne lui sauta à la gorge : les élèves, la voyant approcher, se hâtaient d'occuper toute la place où ils étaient assis. Deux d'entre eux, apercevant le titre de l'œuvre qu'elle tenait à la main et se souvenant sûrement de la rage dans laquelle entre l'héroïne délaissée et persécutée de l'histoire, se tassèrent à l'extrémité d'un canapé et elle s'assit. Elle lisait depuis quelques minutes quand elle perçut les regards des garçons que lui adressaient côté d'elle. Elle se tourna vers eux, les laissa remarquer l'étrangeté de ses yeux masqués par l'ombre de sa frange et eut un sourire en coin. Sans se concerter, ils se levèrent et sortirent, provoquant un soupir d'exaspération de la bibliothécaire quand la porte grinça. Aislin faisait tache sur ce grand canapé, seule. Les autres avaient l'air tellement heureux, ils rêvaient, parlaient, riaient et s'embrassaient discrètement. Ils étaient si... normaux. Ni avait-il personne dans cette école qui lui ressemblait ? Elle reporta son attention à sa lecture ; elle sentait au fond d'elle qu'elle attendait quelque chose. Hellen ? Anjy ? Non. Elle n'était pas sûre de savoir. Et encore moins sûre de l'obtenir.